"America", la parole est aux rednecks - Rolling Stone (2024)

Trois ans après Red Rocket, Sean Baker, prince du cinéma indépendant américain, est de retour avec Anora, son film le plus accessible, en quelque sorte, mais toujours saillant de singularité. L’occasion de lui en toucher deux mots…

Dans la saga Sean Baker, son nouveau, intitulé Anora, en est l’œuvre à la fois pivot et somme. Le cinéaste américain, qui s’est forgé une solide réputation depuis une bonne dizaine d’années, passant régulièrement à Cannes au fil de ses films – The Florida Projet, en 2017 ; Red Rocket, en 2021 – arrive aujourd’hui, de nouveau en compétition lors du dernier Festival de Cannes. Quelle fut la joie de retrouver son cinéma, renouvelé en quelque sorte, puisque désormais ouvert à un plus large public et à une méthode de production plus «traditionnelle» (habitué des castings sauvages, il s’est cette fois-ci laissé tenté par autre chose), mais toujours fort de sa singularité plastique et thématique.

Anora, qu’on se le dise, est un film saisissant, et ce dès sa première scène, qui nous plonge dans un strip club aux multiples néons, au fil d’un lent travelling en panneau, dévoilant des escort girls en pleine action. Très vite, on repère Anora, cheveux pailletés et sourire ravageur – son interprète, Mikey Madison (aperçue dans Once Upon a Time in Hollywood, plus tard dans la saga Scream), crève l’écran. Celle-ci rencontre un jeune garçon un peu (beaucoup) timbré, Yvan (Mark Eidelstein, sorte de Timothée Chalamet sous amphétamines). Les deux tombent vite follement amoureux et décident, un peu sur un coup de tête, de se marier ! Mais Anora (Ani pour les intimes) est loin de s’imaginer dans quel pétrin elle s’est jetée, se frottant (dans tous les sens du terme) au fils d’un oligarque russe…

Sean Baker déploie son nouveau film avec brio, en deux parties distinctes : la première est pop, excentrique et riche en clip shows et ellipses (on pense parfois à Pretty Woman), nous baladant entre un New York méconnaissable, du Bronx à Coney Island, jusqu’à Las Vegas ; la seconde, digne d’un chapitre de GTV IV et aux influences (inavouées) de Good Time des frères Safdie, est un véritable rollercoaster qui nous a scotché au siège, à la temporalité plus resserrée et à l’humour décapant. A ce sujet, Baker s’est expliqué pour Rolling Stone, lors d’un rapide entretien post-projection. «Ce retour à l’humour et à la comédie noire, j’y pense souvent. Je suis né, en quelque sorte, en faisant de la comédie pour la télévision. J’essaie de plus en plus de trouver la balance entre la comédie et le pathos.» En réalité, son cinéma a toujours été proche de la satire, bien qu’ancré indéniablement dans une quête du réel. L’un de ses premiers films, Tangerine, qui suivait caméra à l’épaule pendant 24 heures le quotidien surmené d’une prostituée trans à Los Angeles, en fut l’impulsion explosive. A propos de la structure, si frappante, de son film, il ajoute : «Je n’y ai pas vraiment pensé pendant le tournage, c’est quelque chose qui est arrivé comme une évidence lors du montage – il monte lui-même ses films, ndlr. La première partie, qui se termine sur le mariage, pourrait être la «fin» d’un film en quelque sorte. La fin hollywoodienne. J’ai aimé imaginé une suite un peu plus, disons… cauchemardesque. Comme une descente après une soirée bien arrosée, ou un after un peu pourri.»

"America", la parole est aux rednecks - Rolling Stone (1)

© Drew Daniels

Fabrique du rêve

Avec Anora, Sean Baker perdure cette idée de déconstruction du rêve américain – savant programme, que beaucoup de cinéastes ont entamé depuis les années 2010 – en-y démontrant les travers et les conséquences marquantes que cela engendre sur nous. Ici, aucunpersonnage américain pur souche ne traverse cette épopée, Baker préfère raconter cette poursuite du bonheur aux regards d’immigrés, les premiers à souffrir de cette supercherie. «Je trouvais cela intéressant d’aborder le rêve américain d’un autre point de vue, pour constater à quel point celui-ci est devenu plus qu’une recherche de stabilité, mais un besoin d’être dans la lumière, dans le showbusiness,» dit-il. Il décrit les dérives de l’ultra richesse qui détruit, en un claquement de doigt, l’espoir cultivé par les marges, qui elles mêmes survivent en picorant dans leurs mains. Yvan a la possibilité de tout offrir à Anora, tout comme il a la capacité de tout lui arracher en même temps. Suivant ses personnages, toujours de très près et sans complaisance, Sean Baker réussi le pari de mettre en scène un film aux allures de coming-of-age, où l’humour cache insidieusem*nt quelque chose de mélancolique…

«Je souhaitais avant tout filmer sans tomber dans une quelconque caricature,» nous confie Sean Baker, lorsque l’on évoque ces nombreux personnages secondaires qui prennent, peu à peu, leur importance autour d’Anora ; notamment le taciturne et contrasté Igor (Yuriy Borisov, force tranquille). Filmer le travail du sexe, un cas d’école pour le cinéaste, qui évite tout point de vue moralisateur. Pour se faire, il s’est bien sûr concerté auprès des concernées : «J’ai passé beaucoup de temps à leurs côtés, leur demandant des conseils sur ce qu’il fallait montrer et éviter toute mauvaise interprétation.» Baker s’est aussi librement inspiré d’un mémoire, écrit par Andrea Werhun (Modern whor*). «J’ai lu le livre et je l’ai tout de suite appelé, raconte le cinéaste. Elle est ensuite venue sur le set, en tant que consultante générale. Mikey a beaucoup appris grâce à elle. Consulter les communautés concernées quand on fait un film, c’est essentiel.»

Ainsi, la plupart des scènes où elles apparaissent sont souvent drôles et relevées, puisque imprégnées du réel. On pense notamment à une scène en coulisse autour d’un tupperware et d’un dj set mauvais («J’ai vécu ce genre de moment en direct. Je voulais recréer ces gênes qui font parties du quotidien, particulièrement dans le milieu du travail.»). Malgré tout, Anora est aussi un film qui raconte la désillusion, lente et profonde, d’un personnage qui tente de regagner son libre arbitre. En témoigne cette fin subtile et abrupte. «On comprend que les événements laissent des traces indélébiles, termine Sean Baker. Tout ce qui pouvait être facile au début, devient une source de souffrance.»

Anora, réalisé par Sean Baker, avec Mikey Madison, Mark Eidelstein, Yuriy Borisov… En salles prochainement (via Le Pacte)

Samuel Regnard

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Author: Velia Krajcik

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